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Comment est né le Leica M4-2
Longue vie au Leica M !
un hommage à Walter Kluck, 1922-1996
dimanche 18 décembre 2005, par
Traduction : Pierre Boucley
Titre original : Es lebe die M Leica ! Ein Anerkennung von Walter Kluck, 1922-1996, mai 1998
Rolf Fricke a aussi écrit un hommage au Dr. Walter Mandler, célèbre créateur chez Leitz Canada de plus de 45 objectifs, traduit par Bernard Plazonnet dans le numéro d’août 2005 (n°128) du magazine Club Niepce Lumière.
Oskar Barnack a inventé le Leica en 1914 ; Ernst Leitz II l’a mis sur le marché en 1925 ; Willi Stein l’a modernisé avec le Leica M3 en 1954 ; et Walter Kluck a sauvé la série Leica M de l’extinction en 1976. C’est grâce à Walter Kluck que la série Leica M est toujours bien en vie.
Le Leica télémétrique de série M a connu le succès jusqu’aux années 70, quand les appareils réflex japonais ont commencé à dominer en popularité auprès des photographes, de ce fait réduisant la demande pour les appareils télémétriques. La production réduite et les coûts augmentant rendirent la production des Leica télémétriques non-rentable dans la ville historique de Wetzlar, en Allemagne, siège traditionnel de Leitz. Ceci mena à la pénible décision d’arrêter la production du Leica M, en ne conservant que la nouvelle ligne d’appareils Leicaflex.
Cette décision allait être appliquée quand Walter Kluck, l’entreprenant p.d.g d’Ernst Leitz Canada Limited, mena une campagne vigoureuse pour le transfert de la production du Leica M4 au Canada. Leitz Canada possédait déjà une grande expérience dans l’assemblage d’appareils Leica à partir de pièces importées et l’analyse de Kluck démontrait que les coûts de main d’oeuvre au Canada étaient suffisamment bas pour justifier un tel transfert de production. Mais la direction de Leitz Wetzlar, bien connue pour son conservatisme, était sceptique et proposa une précaution : on approuverait la proposition de Kluck uniquement s’il pouvait prouver être en mesure de vendre au moins 4 000 appareils par année. Sur ce, le sympathique et convaincant M. Kluck effectua une tournée rapide de détaillants de choix au Canada, aux États-Unis, en Allemagne, en Suisse et au Japon (les japonais furent particulièrement enthousiastes) afin de leur demander combien de Leica M4 fabriqués au Canada ils achèteraient, au nouveau prix estimé. Surprise agréable : plus de 9 000 appareils furent commandés, et l’autorisation de transférer l’outillage de production du M4 au Canada fut accordée.
Le résultat fut le Leica M4-2, présenté en 1976. Essentiellement identique au M4 de fabrication allemande, il comportait de nouvelles caractéristiques telles que la glissière porte-accessoires qui facilitait la synchronisation du flash, ainsi que la capacité d’accepter un "winder" (moteur). Il fut suivi en 1980 par le Leica M4-P, avec cadres collimatés pour six focales (au lieu de quatre) dans le viseur (deux à la fois), activés automatiquement quand l’objectif correspondant était fixé à l’appareil.
Entre-temps, les coûts de fabrication au Canada montèrent graduellement, et le taux de change entre le dollar et le mark devint moins favorable. En conséquence, le modèle suivant, qui avait été conçu avec l’appui enthousiaste de Walter Kluck dans l’espoir de le produire au Canada, fut finalement rapatrié en Allemagne. Ce nouveau modèle, le Leica M6, fut placé sur le marché en 1984 et demeure un succès à ce jour, après 14 années de production, des améliorations internes et des variations cosmétiques intéressantes (chromé noir, chromé argent, titane, or, platine, et même une version sertie de diamants pour le pétro-richissime sultan de Brunei). Que la série M de Leica connaisse toujours tant de succès constitue un hommage à la vision et à la persévérance de Walter Kluck. De ce fait, une part respectable du chiffre d’affaires de Leica Camera AG en Allemagne et un bon nombre de ses emplois doivent leur existence à Walter Kluck.
Mais qui était Walter Kluck ? En examinant le passé de M. Kluck, il saute aux yeux que c’était un homme dynamique ayant vécu une vie remarquablement mouvementée, qui possédait le talent de vaincre l’adversité et qui contribua une part généreuse de son temps et son expertise à des projets communautaires dans sa nouvelle patrie, le Canada.
Walter Gerhard Kluck est né à Berlin le 24 août 1922. Il y fit son lycée, puis y étudia la mécanique de précision et les communications radio, au collège de génie Gauss. Jeune homme, il fut incorporé au service militaire en temps de guerre comme instructeur radio et navigation sur une base aérienne allemande à Lyon, en France occupée. Cette base et tous ses avions furent détruits durant un raid aérien allié. Walter Kluck survécut sain et sauf, mais fut versé dans une division d’infanterie près de Dantzig (maintenant Gdansk, Pologne), sur le front de l’Est. Il reçut un éclat de shrapnel dans le cou, et après un voyage en mer extrêmement pénible, il arriva pour traitement dans un hôpital de Berlin. Une fois là, il fut envoyé dans un autre établissement pour une radiographie, et à son retour retrouva son hôpital pratiquement détruit par un bombardement, avec de nombreuses victimes. Il eut une rencontre émouvante avec ses parents, qui avaient été informés qu’il avait été porté disparu. Kluck fut renvoyé sur le front de l’Est et prit part aux combats en Russie, en Pologne et en Tchécoslovaquie. Les derniers jours de la guerre l’ont trouvé avec son unité qui se ruait vers les lignes américaines. Il devint prisonnier dans un camp américain, où il gravit les échelons comme interprète, puis chauffeur, et enfin standardiste. Libéré pour bonne conduite en août 1945, on lui donna un peu de nourriture et des vêtements, et il fut même conduit en auto à Fechheim, près de Francfort. Sa chance persistance le laissa avec une journée libre - la seule journée de chômage de sa vie, comme il le prétendait fièrement, puisqu’il trouva immédiatement un emploi d’interprète auprès des administrateurs américains du complexe de Cassella de la firme I.G. Farben.
Au début de 1946 il rencontra Lilli, sa future femme, pendant un bal. Elle aussi avait vécu une période sombre comme infirmière de l’Armée allemande sur le front de l’Est, et avait travaillé comme prisonnière dans un hôpital militaire russe. Ils furent mariés en avril 1950. Le travail à l’usine de Cassella devint plutôt ennuyant, et Kluck eut encore de la chance en débusquant un nouvel emploi vers la fin de 1946, cette fois-ci au centre de troc de Francfort. Ce centre avait été mis sur pied, comme d’autres à l’époque, par l’administration de l’occupation afin de combattre le marché noir, en facilitant les échanges de biens de toutes sortes, y compris vêtements et nourriture, qui manquaient terriblement. On pouvait y amener n’importe quel objet de valeur, le faire estimer en termes d’ "unités de troc" comparables ou mêmes plus avantageuses que les taux pratiqués sur le marché noir, et qui pouvaient ensuite être échangées pour ce dont on avait besoin.
Ceci fut le point-charnière de la vie professionnelle de Walter Kluck, car en 1947 Gunther Leitz, un des trois frères Leitz qui dirigeaient l’entreprise familiale d’Ernst Leitz GmbH Wetzlar, arriva un jour avec quelques appareils Leica, afin de les échanger contre un réfrigérateur, entre autres. M. Leitz fut si impressionné avec les services de ce jeune homme versatile qu’il l’embaucha sur-le-champ pour travailler à Leitz Wetzlar. Il a en effet dû faire bonne impression puisqu’au bout de seulement une année, en 1948, on lui confia la mise sur pied de Saroptico, une petite usine Leitz en Sarre (à l’époque sous administration française), où il demeura jusqu’en 1952. Cet atelier assemblait et modernisait des appareils Leica à pas de vis ("Monté en Sarre") et fabriquait des objectifs Saron destinés aux projecteurs Bolex, des trépieds Leitz, ainsi que certains de leurs accessoires.
En 1951 la guerre froide faisait rage et, face à l’inquiétante possibilité que les Soviétiques puissent arriver à sa porte en une demi-heure, la direction de Leitz commença à prospecter le site d’une filiale à l’étranger. On choisit le Canada, et les talents du Walter Kluck polyglotte furent une fois de plus très utiles alors qu’on lui demanda de participer à l’équipe qui éventuellement choisit Midland, au nord de Toronto, parmi trois sites pré-sélectionnés.
La construction de l’usine Ernst Leitz Canada Limitée débuta en 1952, et Walter Kluck s’installa à Midland avec sa famille, ainsi qu’avec un petit groupe d’artisans en optique et en mécanique de Leitz. Il fut directeur des ventes et assistant de Gunther Leitz, qui fut le premier p.d.g. de la filiale. Plus tard, Walter Kluck fut nommé vice-président et membre du conseil de direction. En janvier 1975 il fut nommé directeur-général et durant l’été fut désigné président d’Ernst Leitz Canada. La capacité qu’avait Kluck à comprendre les questions techniques, ainsi que sa personnalité extravertie convenaient parfaitement à la tâche de procurer du travail pour l’usine, et les commandes gouvernementales, militaires et commerciales entrèrent à un rythme régulier. Il fut un temps où Leitz Canada, grâce au talent du jeune physicien Walter Mandler, concevait et produisait plus d’objectifs Leica, à la fois M et R, que Leitz Wetzlar ! Walter Kluck prit sa retraite officielle en 1980, mais il continua de venir au bureau en tant que consultant pendant de nombreuses années, pendant lesquelles il "prit sa retraite définitive" à plusieurs reprises... Walter Kluck était aussi un membre très actif de sa communauté, à Midland, en siégeant sur les conseils d’administration de l’hôpital de Midland, du lycée, du conseil de planification urbaine, et du YMCA, dont il était le vice-président. Il était aussi membre de la Chambre de Commerce de Midland, et apportait un appui actif au Centre de la réserve écologique du marais de Wye et du Musée de l’Huronie.
Aujourd’hui la compagnie, toujours prospère, s’appelle Elcan Optical Technologies Limited, une division de Raytheon. Kluck fut celui qui inventa la marque de commerce "ELCAN" (Ernst Leitz CANada), également le nom de sa gamme étendue de lentilles et d’objectifs spécialisés, et qui maintient l’héritage de cette entreprise florissante.
Walter Kluck, homme entreprenant et débrouillard et membre exceptionnel de son entreprise et de sa communauté, dans son pays d’adoption, est décédé le 26 novembre 1996 à l’age de 74 ans, après une courte maladie pendant des vacances à Seminole, en Floride. Il laisse sa femme Lilli et deux filles, Christine et Susanne.